
Parler de Lounis Ait Menguellet est aussi facile que difficile. Facile, parce que le champ est vaste. Difficile, parce que l’océan est profond. De l’enfant éduqué dans les montagnes (Seg idurar-ihin i d-tturebbaγ) à l’homme universel (Гur-k yemma-k d ddunit, lɛibad-is d atmaten-ik), le chemin, dans lequel l’herbe a poussé, est long…
Cinquante ans est tout un temps. On peut devenir grand parent à cet âge. En promenant ses chansons, toute tranche d’âge peut y trouver où s’installer. De l’adolescence à la vieillesse. De la vieillesse à l’adolescence. On y trouve de la passion et de la sagesse. Même âgé que de trois jours, l’artiste en a beaucoup vu et il s’en est beaucoup souvenu.
Sinon pourquoi questionnerait-il les siècles passés et ceux qui suivent derrière (Acimi) ? De «Ma truḍ ula d nek akter » (si tu as pleuré, mes larmes dépassent les tiennes) à «Ruḥ a zman ruḥ» (Pars oh temps, pars), que d’eaux lumineuses ont coulé dans les rigoles (Tiregwa) !
Durant tout ce chemin, il a toujours étanché notre soif de voir, parce qu’il sait bien que les êtres humains ont besoin d’artistes autant que le ciel a besoin d’étoiles. Comme tous les artistes kabyles (et nos parents, évidemment), il a contribué à la pérennisation de langue kabyle, mais pour traverser les écueils du temps, elle nous a transmis les lettres (Tibratin) afin de la transcrire (Ass-a wa ihedder-itt i wayeḍ, azekka di lkaγeḍ, ad t-id-afen ineggura).
“Les hommes aux principes nous ont quittés
Chacun comment il s’est effacé
Certains sont exilés, d’autres sont ici
Il ne reste que l’espèce de mauvaise qualité
L’honnêteté est d’une grande rareté
Et le déshonneur est distribué en quantité.”
A chacun sa kabylité
A chacun sa kabylité, mais la sienne est celle d’un kabyle authentique. Modeste, pudique et doté d’esprit familial. Il suffit de le voir avec Djaffer pour comprendre l’amitié (en plus de la paternité) qui le lie à ses enfants. Sachant que, sans fraternité, le mal ferait écran au bien, il rejette toute personne qui hésite à sauver son frère du naufrage (Tezriḍ gma-k di tcarket).
Mais là où le mensonge est fertile, il ne peut que donner naissance à l’injustice. Sinon, si la bravoure (Tirrugza) avait pris le dessus sur tout, comment Hmed Umeri serait trahi par celui à qui il a accordé toute sa confiance ? Il sait bien que, même ses chansons disent beaucoup, le passage du dit à l’acte n’est pas une évidence. Surtout quand le sommeil est bercé par les malles de Kif (Isendyaq n lkif) envoyés par l’orient.
“C’est lors des épreuves et des soucis
Que se reconnaissent les véritables amis.
Qui est doté de dignité et d’intelligence
Est prêt à affronter les pires circonstances.”
Ayant touché même la chance, ces malles somnifères allaient endormir à jamais la kabylité que nous avons tétée dans les seins de nos mères. Même si d’aucuns ont essayé de le considérer de mauvais (Diri-yi), pour empêcher ces malles d’avoir leur effet, l’histoire a mémorisé qu’ il a animé un gala en hommage aux détenus de la cause berbère, à l’époque où la liberté d’expression rimait avec le musellement.
Si long le chemin que nous avons parcouru
En effet, anesthésiés par les malles, on applaudissait sans analyser, ni comprendre les discours. De laurier sauvage (Tejra ilili), on ne voyait que la beauté des fleurs. Ce n’est qu’après coup qu’on s’aperçoit de l’amertume de la sève. Une fois la sève goûtée, nous supplions la chance de partager nos pleurs. Et puis, nous nous remettons en cause pour que la société fonctionne bien (Win ibγan ad tseggem, iseggem iman-is).
Pour bien fonctionner, une société doit donner toute son importance à la femme (Σqel-itt d weltma-k, d yelli-k, d yemma-k, d tameṭṭut-ik). Si long le chemin que nous avons parcouru, c’est avec soupir que nous le rappelons (S nahtat i t-d-nettmekti). Surtout que, en consultant le sage (Amγar azemni), il nous a renseignés que depuis tout le temps les hommes tuaient les hommes…
En continuant, on pourrait faire des chapelets (Izurar), à base de ses chansons depuis qu’il a écrit son nom sur le mur et une table d’école (Ketbeγ isem-im γef lḥiḍ, ketbeγ-t γef ṭabla n lakul) jusqu’ au jour où il nous a accompagnés aux montagnes où il est indigne de toucher à la bravoure (Tirrugza d lɛib ad tt-nalen).
La poésie est le reflet de l’homme
Parce que pour moi, ses chansons, tellement elles sont sensées et liées, elles forment une famille. D’ailleurs, pour avoir participé, lorsqu’il a invité ses fans à donner un titre à son album, j’avais choisi celui de « Tawacult », mais j’avoue que celui pour lequel il a opté (Tiregwa) sonne beaucoup mieux.
N’ayant rien à envier aux grands poètes du monde, autant qu’eux, ses œuvres méritent leur espace dans les pages des manuels scolaires, voire universitaires. Quoiqu’il refuse le qualificatif de philosophe, mais ses chansons, porteuses d’amour et de sagesse, ne laisse pas indifférent le questionnement (essence de toute philosophie).
N’ayant pas côtoyé l’homme, parler de sa personne, c’est engendrer l’injustice en fécondant le mensonge. Mais, pour avoir déjà lu et écouté ses interviews et constaté ses sages réactions aux diverses provocations, j’ose dire que la poésie est le reflet de l’homme.
Respecter l’homme à travers ses verbes
Comme mon estime et mon appréciation, envers tout son répertoire, sont si vives qu’elles frisent la perfection, je ne peux que respecter l’homme à travers ses verbes. Quoique, pour éviter la polémique et ses effets néfastes, il ne dit pas tout (Lemmer ad d-iniγ ayen yellan, taserdunt ad d-tarew mmi-s), mais il ne prête pas d’attention aux oisifs qui brassent l’eau (Wid yestufan isenduyen aman).
“Mon cœur a juré de ne plus adresser
De parole à l’individu insensé
Pour moi, rien n’est mieux que son être
Il parle sans réfléchir, ni penser
Sa langue produit des mensonges mal tissés
Alors que sa liberté est liée à son maître.”
Après son concert à Oran, pendant le mois de Ramadhan, qui a suscité un grand engouement, cet été, 2022, malgré la canicule, son âge et sa santé qui n’est plus celle d’avant, il a fait une tournée en Kabylie, pour rencontrer ses fans, de tout âge et de tout sexe. Il s’est produit aux niveaux des stades communaux de Ouadhias, Amizour et, en dernier, Azazga où il a rendu hommage aux artistes disparus, originaires de cette région, Amroun Mhenni et Mhenna Ouzaid.
Nous avons besoin de ses lumières autant que le ciel a besoin d’étoiles ! Tous mes respects à l’homme et à l’artiste.
Annaris Arezki
2 thoughts on “Ait Menguellet, philosophe poète ou poète philosophe ?”