mars 29, 2024
Accueil » “Depuis des millénaires, le feu a toujours façonné la forêt méditerranéenne”, Dr. Khellaf Rabhi (Enseignant – Chercheur en sciences forestières)

Le pourtour méditerranéen vit actuellement sous la menace des flammes. Une année après les incendies ayant ravagé la Kabylie, le risque du déclenchement des feux de forêts demeure toujours. Le bilan est lourd, les conséquences sont incommensurables et les séquelles subsisteront encore et encore… Sommes-nous condamnés à revivre à chaque fois ce drame ? Que doit-on, ou peut-on, faire face à cette tragédie ? 

Cet été encore, plusieurs localités sont en train de vivre sous le risque de se brûler et subissent les affres des flammes. Comprendre l’origine et les causes permet d’appréhender ce phénomène naturel et de se prémunir, à l’avenir, de ses dégâts.

Id-les.com s’est approché d’un spécialiste du domaine forestier pour nous parler justement de la prévention, mais aussi de l’impact de ces feux sur l’environnement et des mesures à prendre, avant et après l’incendie, pour mieux s’en sortir. Dans cet entretien, les facteurs naturels ayant favorisé le déclenchement des feux, particulièrement en Kabylie, sont passés en revue.

Docteur Khellaf Rabhi, Enseignant-Chercheur en sciences forestières à la faculté des sciences biologiques et agronomiques de l’Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, a bien voulu répondre à nos questions.

Pourriez-vous nous expliquer comment faire la prévention du risque d’incendies ?

Il est admis que l’incendie se développe d’autant plus facilement que l’enchevêtrement des troncs, tiges, branches, rameaux et feuilles est dense, que les combustibles des diverses catégories sont assez régulièrement distribués du sol aux cimes des arbres. La nature et l’importance de la continuité dans cette masse de végétaux conditionnent la vitesse de l’incendie.

Des interventions sylvicoles appropriées accélèrent l’évolution des peuplements chaque fois que les réactions de la végétation à ces opérations ne modifient pas rapidement et défavorablement la sensibilité aux incendies (par exemple, un développement important de la strate herbacée suite à une ouverture du peuplement par éclaircie/coupe).

La fermeture rapide du peuplement assure, d’une part, une bonne couverture du sol. Les arbres une fois adultes deviennent dominants et compétitifs vis-à-vis des strates inférieures. D’autre part, la rareté des bois morts et des débris végétaux dans des peuplements bien éclaircis réduit fortement leur inflammabilité. 

Comment peut-on se prémunir des feux grâce à la sylviculture ? Un mot sur la valorisation de la ressource forestière

La sylviculture est un ensemble de techniques appliquées à la forêt dans l’objectif de préserver sa vigueur (état sanitaire) et d’améliorer sa production de bois (ou autres) en qualité et en quantité.

La sylviculture n’est qu’un aspect de la stratégie préventive. Celle-ci n’est pas toujours facile à appréhender. Les travaux sylvicoles peuvent intervenir à différents niveaux : éviter le déclenchement du feu ; ralentir sa progression et limiter les dégâts sur les arbres et les surfaces forestières ; renouvellement de la forêt incendiée en vue d’assurer la pérennité de l’état de boisement.

Les arbres laissés trop longtemps sans exploitation vont inévitablement brûler. La réduction du temps d’exposition pourrait sauver une forêt. Penser à rendre la forêt plus rentable économiquement permettrait de mobiliser les ressources financières en vue d’acquérir les moyens les plus modernes de lutte contre les incendies.

Pourriez-vous nous donner quelques facteurs naturels qui seraient derrière les feux ravageurs qu’a connus la Kabylie l’an dernier ?

Depuis des millénaires, le feu a toujours façonné la forêt méditerranéenne. Ce facteur devient problématique et inquiétant lorsqu’il touche la vie des personnes. La particularité de la Kabylie c’est que la montagne est fortement habitée. Les villages et les habitations sont ainsi entourés par une forte végétation très inflammable.

Globalement, les incendies de l’an dernier n’avaient pas touché la forêt (au sens de la typologie des milieux naturels), ce qui explique d’ailleurs le nombre très élevé de victimes à déplorer. Le maquis méditerranéen dégradé de Kabylie d’il y a une cinquantaine d’année est maintenant habité avec une densité de population très élevée.

La déprise agricole et l’abandon des champs jadis travaillés et entretenus par les propriétaires favorisent la reprise de la broussaille. L’absence de débroussaillement qui dans le passé rentrait dans les obligations des habitants des villages kabyles. Les constructions tous azimuts et l’extension des villages a augmenté l’interface forêt/habitation. Ceci favorise le risque de déclenchement du feu et une fois celui-ci a pris de l’ampleur les habitants se retrouvent au milieu de gigantesques incendies sans aucun moyen de lutte et/ou de fuite.

Tous ces facteurs prédisposent la région à subir les incendies les plus catastrophiques. Pour la journée du 10 août 2021, ces facteurs sont conjugués à un épisode climatique très défavorable favorisant le déclenchement et la propagation rapide des incendies.

Le réchauffement climatique est-il pour quelque chose ? Parlez-nous de l’effet de ce phénomène et son lien avec le risque incendie…

En Algérie, le patrimoine forestier est particulièrement sensible au feu de par la végétation très inflammable qui le constitue et la nature du climat particulièrement chaud et sec (récurrence des canicules et rareté des pluies). Nous pensons à trois facteurs qui peuvent augmenter le risque d’incendie :

– la pression humaine sur les milieux naturels ;

– la dégradation des forêts qui débouche sur des formations végétales inflammables et difficiles d’accès ;

– le dérèglement climatique qui se manifeste par des sécheresses de plus en plus fréquentes et des températures anormalement élevées même en dehors de la période estivale.

Par exemple, entre la période 1938-1970 et 1970-2002, les précipitations automnales et printanières ont diminué respectivement de 28% et 14%. La période sèche qui caractérise le climat méditerranéen semble être accentuée ces dernières années.

Que peut-on faire pour prévenir les feux de forêts ? Qu’en est-il de la formation des forestiers face aux incendies ?

La question n’est pas simple. Appréhender ce fléau repose sur une stratégie à trois axes : la prévention, la prévision et la lutte proprement dite. Si un feu se déclare c’est que les deux premiers axes ont échoué. La lutte ; très coûteuse et aléatoire, dépend des moyens humains et matériels.

La prévention s’articule sur une stratégie globale regroupant l’aménagement de territoire, la sensibilisation et l’implication des populations riveraines, les travaux forestiers adéquats, le renforcement et l’application de la réglementation…etc. Pour la prévision, je pense qu’il faut aller vers les nouvelles technologies de surveillance et d’anticipation.

Etant un forestier, je pense que notre formation est bien orientée pour connaitre, travailler et entretenir la forêt. L’aménagement forestier prévoit la préparation des chemins d’accès, des postes de surveillances et des points d’eau. L’exploitation forestière va aussi dans ce sens. Lutter contre les incendies nécessite des équipements adaptés et une formation adéquate.

Quel est l’impact des feux de forêts sur l’environnement ? A quel point peut-on dire que les feux font partie des besoins des forêts ?

Les effets négatifs peuvent être immédiats ou différés dans le temps. L’impact se résume par la dégradation et la disparition progressive de la faune et de la flore, donc de la perte de la biodiversité. A mon avis, l’effet le plus désastreux est la dégradation des sols (érosion et perte de la fertilité). Il faut remarquer que la végétation peut montrer des stratégies d’adaptation pour survire et se pérenniser après un feu.

Dire que les feux font partie des besoins de la forêt, je ne suis pas très convaincu là-dessus. Le feu est considéré comme un facteur écologique qui modifie durablement un milieu naturel mais la forêt n’a pas besoin du feu pour se développer et assurer ses services. Elle peut se montrer résiliente face à ce facteur de dégradation par le biais de diverses stratégies d’adaptation.

Après les feux de forêts, entre le “reboisement immédiat” et la “régénération naturelle”, les avis divergent. Pourriez-vous nous éclairer sur ce sujet ?

Cette question devrait être traitée au cas par cas et surtout sans précipitation. La stratégie à adopter dépend de l’espèce (l’arbre en question), de la fréquence de l’incendie et de son intensité. Je vous propose deux exemples pour détailler mon propos :

Le renouvellement des forêts adultes de pin d’Alep est favorisé par le feu. Celui-ci crée de l’espace et provoque l’explosion des cônes et la dissémination des graines. Pour le chêne liège, son écorce le protège du feu et lui permet de reprendre dès les premières pluies d’automnes.

Les souches calcinées rejettent et les racines drageonnent après le passage du feu. Mais la forêt est impuissante face à des incendies fréquents. Si les conditions le permettent (présence de semenciers, sol non dégradé), il faut privilégier la régénération naturelle.

Sinon, un reboisement est nécessaire pour couvrir les zones dénudées. Si l’incendie touche les zones pré-forestières ou para-forestières (oliveraies abandonnées, par exemple) d’autres type d’opération sont à appliquer. Je laisse le soin aux spécialistes pour se prononcer sur cette question.

D’autres conseils à nous prodiguer, que ce soient pré ou post incendies ?

Au regard des facteurs climatiques, géographique, humains… un feu de forêt devient presque une fatalité (sans fatalisme). Les incendies de forêts ravagent des milliers d’hectares même dans les pays les plus équipés en termes de moyens aériens et de personnels bien formés. Les techniques de prévention et les méthodes de traitements/récupération des zones incendiées existent.

Une typologie détaillée permet de prendre en compte chaque particularité, donc, proposer une stratégie bien réfléchie. Autrement dit, bien connaitre son milieu pour bien l’aborder. L’établissement d’une carte de sensibilité aux incendies est la colonne vertébrale de la stratégie de prévention.

Propos recueillis par Hamza Sahoui

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