
Décembre 2015 – décembre 2022 ; cela fait sept ans que Hocine Ait Ahmed nous a quittés. En réponse à la question « Les Algériens savent-ils assez de ce grand militant ? », qui le taraudait depuis sa disparition, Jugurtha Abbou consacre un livre à la pensée d’Ait Ahmed… l’éternel incompris !
“La pensée d’Ait Ahmed face aux tragédies algériennes”, paru aux éditions Tafat (2022), se veut un essai visant à mieux cerner la pensée d’Ait Ahmed (20 août 1926 – 23 décembre 2015). Une tentative d’explication de sa pensée politique, économique et culturelle, où le lecteur pourra comprendre chacune des positions de l’homme.
Mais aussi, permettre de bien cerner les concepts, ce qui conduira à mieux comprendre les enjeux et les défis auxquels la société est confrontée. Se basant sur une recherche bibliographique et des rencontres avec des militants qui l’ont côtoyé, l’auteur revient dans son livre sur les principes sur lesquels Ait Ahmed a fondé sa vision.
Dans cet entretien, Jugurtha Abbou nous parle de ses motivations, de son objectif et de la nécessité de faire connaître la pensée de cet homme au parcours atypique, jalonné d’événements importants de l’histoire contemporaine de l’Algérie. Par conséquent, de l’importance pour l’Algérie à ce que la pensée d’Ait Ahmed, qui a consacré sa vie pour son pays, soit connue de tous…
Un mot sur feu Ait Ahmed, que représente pour vous le fait de lui consacrer une œuvre littéraire à la veille du 7e anniversaire de sa disparition ?
Je suis né en 1984, j’étais enfant lors de la proclamation du multipartisme. Mais l’effervescence d’alors a fait que toutes les franges de la société s’y soient intéressées. J’avais donc cinq ans lorsque j’ai assisté à ce qui allait être mon premier meeting politique, animé par… Hocine Ait Ahmed. De nature très curieux, j’ai commencé dès lors à vouloir tout connaître sur l’homme, son parcours, son programme et son projet de société.
Au fil du temps, je me suis construit une idée de celui qui fut « l’un des premiers maquisards d’Algérie » comme il aimait se définir. Plus que ça, j’ai appris grâce à lui, ce qu’est la démocratie, l’Assemblée constituante, l’Etat de droit, la justice sociale, des concepts qui dans leur ensemble, forgent la pensée politique, économique et sociétale, d’où l’envie forte de consacrer une œuvre à ce sujet.
En revisitant les images de son enterrement, j’ai été subjugué par ces foules venues lui rendre un dernier hommage, mais une question me taraudait l’esprit « Les Algériens savent-ils assez de ce grand militant ? », j’ai essayé d’apporter une réponse modeste à travers ce livre édité grâce au précieux concours des éditions Tafat que je remercie au passage.
Pourquoi un livre sur lui, ou sur sa pensée plus précisément ? Qu’évoque-t-il ? Racontez-nous ce qui vous a particulièrement interpellé lors de vos recherches sur ce sujet…
Beaucoup d’Algériens connaissent son parcours de militants et ses positions à chaque moment de l’histoire, mais peu se sont penchés sur la pensée qui a mû chacune de ces positions. On sait par exemple qu’il a écrit un rapport à Zeddine, mais quid du contenu, de son essence et des motivations ?
Aussi, beaucoup pensent encore qu’Ait Ahmed n’a prôné que le socialisme comme option économique, or que sa pensée a connu une évolution au gré des situations, nationale et internationale, passant de l’autogestion vers la social-démocratie.
L’œuvre a nécessité non seulement une recherche bibliographique, mais également des rencontres avec des militants qui l’ont côtoyé et qui ont essayé d’expliquer le pourquoi de telle ou de telle position et les principes sur lesquels Ait Ahmed a fondé sa vision.
Ait Ahmed est une personnalité historique et politique pas facile à cerner. Pour vous, est-il un révolutionnaire, un penseur, un théoricien, un guide ou un homme politique ?
Ait Ahmed a commencé son parcours politique au sein du Parti Populaire Algérien, sa riche culture née de sa lecture abondante a fait qu’il mette sur table de nouvelles idées, relatives notamment à l’émancipation des peuples et à leur lutte pour arracher les droits confisqués. Je cite à titre d’exemple le rapport qu’il a adressé de la prison de La Santé dans lequel il a suggéré la création d’un Gouvernement Provisoire, ce qui a été un acte décisif pour le recouvrement de la souveraineté nationale.
Il disait que chaque impasse nécessite une initiative politique, et là, il n’en a jamais été avare. La plate-forme de 1979 peut à ce titre, et jusqu’au jour d’aujourd’hui, être considérée comme un projet de société valable et salvateur.
Sa volonté récurrente de proposer des solutions de crise ont fait qu’il ait recours à des initiatives pour le moins qu’on puisse qualifier d’originales, particulièrement sur la scène politique nationale, est-ce pour cela qu’il a été l’éternel incompris ?
Comment avez-vous pu appréhender la pensée, complexe, parfois incomprise, d’un homme au parcours atypique, jalonné d’événements importants de l’histoire contemporaine de l’Algérie ?
Je savais, dès l’entame du livre, que la chose n’allait guère être une sinécure. Il fallait donc faire preuve d’une méthodologie pointilleuse. Dans ce sens, il y’avait lieu d’analyser à la fois le contexte, la position et l’esprit dans lequel elle a été prise.
Un chapitre du livre est consacré à la pensée d’Ait Ahmed par rapport à la question identitaire, notamment la crise dite berbériste et pendant le soulèvement de 1963. L’essai se devait être à la fois un travail objectif et porteur de réponses aux questionnements autour du parcours d’Ait Ahmed, ce qui, je l’avoue, a été d’une grande difficulté.
Il demeure que l’ouvrage peut être matière à débat, sur de nombreuses questions liées à la pensée de Hocine Ait Ahmed.
Le ni-ni qu’il a toujours prôné trouve son essence dans tous les états modernes qui se construisent de par le monde, d’où l’importance pour l’Algérie de s’imprégner de la pensée d’un homme qui a consacré sa vie pour son pays.
A quel point est-il important pour vous à ce que sa pensée soit connue de tous ?
Permettez-moi de me demander à quel point il est important pour l’Algérie à ce que la pensée d’Ait Ahmed soit connue de tous. Lorsque nous entendons dans la rue des milliers d’Algériens revendiquer la démocratie, si bien que beaucoup ne comprennent de la démocratie qu’une partie insuffisante, il demeure nécessaire de faire connaître la pensée d’Ait Ahmed.
Et si la notion de l’Etat civil a fait son chemin aujourd’hui, Ait Ahmed l’avait expliqué il y’a plus de vingt ans, en la mettant non en confrontation avec l’armée et la religion, mais en faisant de manière pédagogique et néanmoins majestueuse, la part des choses et remettant celles-ci à leurs véritables places.
Un témoignage à nous faire en exclusivité à propos de vos éventuels échanges, rencontres ou débat ; une position, ou une décision politique, qui vous a particulièrement marqué chez lui ?
Beaucoup de colporteurs faisaient croire qu’Ait Ahmed ne veillait pas au grain durant les dernières années de sa présidence du FFS. Or, j’ai eu à vérifier tout le contraire, à mes dépens. En 2013, j’étais membre de la commission de préparation du congrès national, et à ce titre, je rédigeai un rapport sur l’état d’avancement des préparatifs. Involontairement, j’avais mentionné que la commission avait arrêté la date du Congrès alors que les statuts conféraient à la commission la prérogative de proposer au président qui était le seul habilité à décider de la date.
Subtilement, Ait Ahmed adressa un message aux membres de la commission qu’il félicita pour leur travail, avant de noter que conformément aux textes du parti, et suite aux PROPOSITIONS de la commission, il décidait de maintenir la date indiquée. Ceci dit, il était très à cheval sur les formes, et il tenait au respect des textes et des valeurs démocratiques, dans la concertation et la collégialité.
Pensez-vous que le fait de communiquer et parler aujourd’hui de la pensée d’Ait Ahmed comblerait le déficit dans la diffusion de ses idées ? Cela aiderait-il à les faire connaître davantage ?
Loin de prétendre à combler ce déficit, je considère que mon modeste travail pourrait enclencher un débat et un travail de recherche plus approfondi. Tout comme il permettrait au lecteur de mieux cerner la pensée d’Ait Ahmed. Les questions de l’état, du pouvoir et du système trouvent toutes leurs réponses dans les discours et les interventions de Hocine Ait Ahmed. Beaucoup de jeunes militants gagneraient à s’y imprégner.
Après avoir achevé votre projet d’écriture, en tant qu’observateur et acteur social, que diriez-vous du degré d’intérêt et de l’importance de ces sujets pour la construction et le développement de notre société ?
Dès l’annonce de son édition, le livre a connu un engouement considérable, cela dénote en partie de l’intérêt qu’un tel sujet puisse susciter. Il y va de la formation politique pour les jeunes, à la réponse aux questionnements posés par les militants ayant une certaine expérience dans le monde politique.
De même, un tel sujet permettra de bien cerner les concepts, ce qui conduira à mieux comprendre les enjeux et les défis auxquels la société est confrontée.
Ait Ahmed a le mérite d’avoir fait la distinction entre le compromis à l’effet de chercher des solutions communes aux problèmes des Algériennes et des Algériens, et la compromission impliquant le renoncement à ses principes et ses valeurs. Tout comme il a fait la distinction entre sa radicalité face au système en contrepartie de son attachement à l’Etat et à la stabilité de ses institutions.
Il y’a lieu que je cite son intervention lors de son procès devant la cour d’Etat en 1964, dans lequel il a dressé un réquisitoire sans aucune complaisance à l’égard du système.
Pensez-vous que le travail de mémoire concernant la vie de figures historiques, d’hommes politiques et de culture que l’Algérie a enfanté doit nécessairement se faire ? Voyez-vous d’autres personnalités qui méritent qu’on s’intéresse de près à leurs parcours, notamment à leurs apports intellectuels ?
Un grand travail a déjà été effectué jusque-là, mais majoritairement tourné vers la biographie et les Mémoires. Il est important de revenir sur les idées qui ont mû le parcours de ces braves femmes et hommes au dévouement exceptionnel et inconditionnel.
Il y’a lieu de travailler sur le manifeste, la proclamation de novembre, la plate-forme de la Soummam, le rapport de Zeddine… Tant de documents qui peuvent construire la matrice d’un véritable projet de société.
Evidemment, il y’a lieu de consacrer un grand travail à ces femmes et hommes dont le parcours est jalonné d’idées et de propositions. Evidemment, Abane Ramdane en fait partie, mais également Ali Yahia Abdenour, Ali Mecili et d’autres…
Que peut-on découvrir d’inédit dans votre livre sur feu Hocine Ait Ahmed ? Qu’en est-il de la réaction du public, des échos reçus suite à l’annonce de sa sortie ?
Certes, il y’a dans le livre certaines déclarations, certaines anecdotes qui peuvent être mises dans le registre de l’inédit, bien que le but soit d’œuvrer à cerner la pensée politique, économique, sociétale, culturelle et cultuelle d’Ait Ahmed, ce qui est tant soit peu, un travail inédit, du moins en Algérie.
Le public attend avec impatience la sortie du livre, son engouement dénote que les Algériens aiment leur patrie, ils se reconnaissent en ceux qui vivent en harmonie avec le peuple. Ait Ahmed, dont la pensée a toujours été orientée vers le peuple, en fait brillamment partie.
Avez-vous quelques choses à rajouter avant de conclure ; un rendez-vous proche à nous annoncer, des projets à l’horizon ?
Afin de vulgariser ce livre, un riche travail de rencontres littéraires et de ventes-dédicace est déjà tracé. Nous irons à la rencontre de notre cher public dans différentes wilayas.
S’agit-il des projets, et bien que je travaille sur un roman, qui ne s’éloigne pas trop du précédent « Les maux conjugués », je préfère laisser le temps à cet essai, de bien s’affirmer sur la scène littéraire.
Pour conclure, je ne cesserai pas de plaider la cause de l’écriture, n’est-ce pas que les recherches scientifiques récentes ont démontré que lire fait vivre plus longtemps ?
Propos recueillis par Hamza Sahoui
Bio Express
Jugurtha Abbou est né le 11 janvier 1984. Psychologue de formation, il a été enseignant universitaire, il est aujourd’hui chef de projet dans une entreprise publique. Il est également écrivain et militant politique, ayant à son actif plusieurs contributions dans la presse et plusieurs animations de conférences et de cafés littéraires.
Après un premier livre sous forme d’une histoire poétique intitulé «L’amour des feux», Dar El Awtan, 2019, et un essai politique sous le titre de «Hier, aujourd’hui, demain l’Algérie», Imal. En 2021, l’écrivain Jugurtha Abbou signe à travers «Les maux conjugués», son premier roman.
“La pensée d’Ait Ahmed face aux tragédies algériennes”, paru aux éditions Tafat (2022) dans la catégorie essai, est son quatrième livre.